Le vaisseau volait et sursautait à chaque nouvelle frappe des vagues, qui s’acharnaient sur cette brindille perdue dans un océan déchaîné. Les voiles étaient déjà déchirés, la moitié des marins à l’eau en train de suffoquer et l’eau érodait et rognait petit à petit le navire de son bois, qui commençait à sombrer lentement mais surement. Les éclairs zigzaguaient dans la nuit tandis que des Hommes paniqués couraient sur le pont, ne sachant que faire.
Une énorme vague, haute de plus de dix mètres, s’effondra sur le bateau qui commença à couler la proue la première. Des bouches s’ouvraient et laissaient échapper un cri aussitôt englouti par le vacarme des vagues et le son du tonnerre. Bientôt, le vaisseau ne fut plus qu’une des nombreuses épaves qui s’étaient approchées trop dangereusement de ce lieu considéré comme maudit.

L’homme tourbillonnait dans l’eau, balloté par des courants invisibles qui menaçaient de le briser. Malheureusement, son cas ne pouvait pas être plus aggravé…
Avec une désespération qu’il mimait de manière exagérée, l’homme essayait de respirer sous l’eau. Il semblait s’amuser à jouer le noyé, or, l’air lui manquait vraiment, mais il gardait cette image de façade tragique, car son spectacle devait continuer. Gigotant dans tous les sens dans les eaux sombres et s’amusant à regarder ses bulles d’air disparaître, il ne vit pas le bout de bois attiré par un courant qui le percuta en pleine tête.
Il cessa de jouer. Le masque partait. Il leva la main pour l’atteindre mais ne put que le toucher du bout des doigts avant d’être aspiré dans le néant de l’inconscience.

                                                                ~

Le soleil brûlait. Irradiant la plage et les vagues, même le sable semblait refléter comme un miroir la lumière dégagée par l’astre. Le doux bruit des vagues comblait le silence du lieu. Un oiseau curieux descendit de son perchoir, croyant que la masse difforme échouée sur le rivage était morte. Plongeant à toute vitesse, la bête posa ses serres sur l’épaule du cadavre. Habillé de noir, il ne ressemblait à rien de particulier. Lâchant un caquètement de satisfaction, il entama sa besogne et planta son bec avec avidité dans le cou du cadavre.

Une main décharnée se saisit du bec. L’oiseau s’agita frénétiquement sans pouvoir se dégager de la poigne du « mort ».
Il se releva et regarda l’oiseau avec des yeux rouges mais amusés.
« Maître Corbeau sur un arbre perché, tenait en son bec ?... »
L’oiseau tenta de produire un son mais l’homme passa un doigt sur ses lèvres et plongea son prisonnier dans l’eau salée. Il le laissa remuer dans l’eau une petite dizaine de secondes, en regardant les bulles se former à la surface, puis laissa la bête partir d’un battement d’ailes affolé.

Le revenant applaudit en ricanant mais s’arrêta d’un seul coup. Son masque. Il lui manquait son masque. Une sensation de malaise profond l’envahit et il tourna la tête de tous les côtés. Si quelqu’un le voyait… personne ne pouvait, n’avait le droit de le voir sans son masque. L’oiseau, lui, avait bafoué ce tabou. Cela faisait un témoin de trop, et il se jura que ce serait le dernier.
Son bien reposait tranquillement sur le sable, à quelques mètres d’ici. Quelle chance il avait.
Il courut d’une démarche étrange, ou il lançait ses jambes les unes devant les autres, en prenant des élans grotesques. Arrivé au niveau de son masque, il le saisit et le mit rapidement à son visage. Il était partiellement brisé. Pas totalement, bien heureusement, sinon il serait devenu fou, où plutôt malade. Très malade. Il ne pouvait pas se séparer de cela. Fouillant dans ses poches, il en sortit une montre à gousset. Elle était ruisselante d’eau  et les aiguilles ne bougeaient plus. Fort bien.
« Il est midi ! »
Il éclata d’un rire fou et il entendit des caquètements d’oiseaux en réponse. L’homme était trempé, et le sable s’était infiltré dans ses souliers. Un simple désagrément qu’il décida d’ignorer.

Le naufragé regarda les alentours. Un endroit que l’on aurait pu qualifier de paradisiaque. Il s’émerveilla deux secondes devant la plage puis retourna à ses pensées troublantes. Il était perdu. Le navire où il s’était glissé avait coulé. La tempête était tellement forte qu’elle l’avait réveillé ! Il avait ouvert les yeux dans une cale pleine d’eau et avait été le spectateur de la suffocation du capitaine qui s’était demandé ce qu’un passager clandestin faisait ici. Il s’était ensuite amusé à mimer sa propre noyade sous l’eau quand il fut sorti du bateau, et ensuite plus rien. Cette ile était-elle donc dans le triangle des Bermudes ? L’homme haussa les épaules. Il n’en avait que faire. Ces détails n’avaient aucune importance, car après tout, il avait à présent une île rien que pour lui. Il avait déjà des plans en tête : faire fuir tous les oiseaux qu’il trouverait, par vengeance.

Il aperçut alors une silhouette non loin. Une femme. Il la scruta, pensif, puis se courba le dos et se mit à marcher comme un loup affamé. D’un seul coup, il se mit à courir dans sa direction, d’une démarche étrange qui consistait à lancer chacune de ses jambes le plus loin possible. Il atterrit devant elle brutalement et fit une des courbettes les plus ridicules qui ait été donné à voir au monde.
« O, brebis égarée, quel vent vous amène devant ce pauvre hère ? »
Gardant le dos incliné, il attendit sa réponse en faisant face au sol. Il étudia le sable blanc et l’imagina en train de bouger et d’onduler comme de l’eau, créant des reliefs et des formes abstraites et inquiétantes. L’homme cessa de teindre sa propre folie sur le monde qui l’entourait et écouta la jeune femme.

Fanellia marchait tranquillement là où l'écume venait mourir régulièrement. Laissant ses pieds s'humidifier de ce contact récurent, elle ne portait rien pour une fois. Habillé d'une robe légère, elle se baladait simplement.. Depuis quelques temps les naufragés semblaient l’apprécier sans se laisser influencer par quiconque. Un sentiment nouveau commençait à poindre en la jeune femme... le sentiment d'être heureuse ? Un air vague au visage, elle souriait parfois, repensant à toutes ces dernières rencontres.

Soudain des bruits de pas attirèrent son attention, se retournant brutalement, elle ne put que suivre la silhouette ombrée qui sautait déjà devant elle. Sursautant, elle recula d'un pas, ramenant dans un réflexe quelques mèches de cheveux importunes derrière son oreille. Détaillant l'homme face à elle, elle eut un léger blanc, se demandant bien d'où il sortait... Il était si … maigre... en piteux état vraiment... pourtant, les cadavres du dernier naufrages avaient déjà tous été emportés par les prédateurs !

La position de sa révérence était si grotesque... et pourtant il ne semblait pas bouger de sa posture... attendait-il qu'elle fasse de même ? Avec ce genre de personnage, mieux valait ne pas trop les contrarier non ? Confuse, et sans armes, elle décida de l'imiter doucement, avec gène avant de se redresser et de lui répondre :
« Je suis une habitante de l'île... je me promenais sur la plage... » elle sembla hésiter :
« Etes-vous un naufragé ? »
Finissant même par se demander s'il n'était pas un fantôme, elle ajouta :
« Je m'apelle Fanellia... et vous ? »

La stupeur qui se peignait sur le visage de la jeune femme était délicieuse. Brand savourait ces instants glorieux parmi tant d'autres où il mettait mal à l'aise son entourage par sa simple présence. Les émotions étaient si simples à lire sur les visages : des expressions et moues récurrentes permettaient à Brand de comprendre jusqu'à quel point il s’immisçait dans l'esprit des gens. Or, l'expression de la jeune femme ne lui plut pas, car elle n'était pas assez effrayée à son goût. Il décida d'y aller en douceur. Il y allait toujours en douceur, de toute façon.
Il la regarda imiter sa révérence. Impressionnant. Rarement, très rarement l'avait-on imité. Il en déduisit qu'elle voulait se comporter avec prudence. Après tout, c'était une attitude raisonnable.

L'homme masqué laissa éclater un rire fort et agaçant et ajouta :
« Salut raté, première impression… gâchée ? »
La première question de la jeune blonde était banale au possible et Brand manqua d’inspiration pour répondre à celle-ci. Il décida de hausser les épaules, sans préciser si la réponse était un oui ou un non. Semer le doute était tellement amusant. La deuxième question, bien que courante, était très croustillante. Il adorait quand elle était posée, toujours. Ils n’en comprenaient pas le sens profond. C’était trop bête, trop bête…
« Vous désirez un nom… Très bien… Malheur à vous ! Semeur de trouble, menteur décevant, simple masque remplaçable. Je suis votre propriété, Ma Dame, quel est, et sera, mon nom ? »
Il leva les bras en l’air et pencha la tête sur le côté, montrant qu’il était ouvert à toute proposition. Quel bonheur ! L’amusement qu’il tirait de cet exercice était sans pareil. Il se demanda quelle allait être sa réaction. Allait-elle réfléchir à un nom, pensant lui faire plaisir ? Dans ce cas, serait-il original ou fade comme un raisin sec ? Allait-elle répéter sa question ? Protester ? Le réprimander ? Ne rien dire ? Fuir ? Le surprendre ? Il attendait avec patience et une sorte de maigre compassion. Il se rendait bien compte qu'il devait la perturber et la plaignait d'avoir eu affaire à lui sur cette plage paradisiaque.

Brand n’affichait aucune expression derrière son masque. Il n’en avait pas besoin. Dans une discussion, l’interlocuteur ne sait presque jamais ce que l’autre en face ressent : il interprète. Brand collectait ces interprétations et ces opinions. Il les gardait en tête, les stockait au fond de son crâne calciné, et ne les réutilisait plus. Lui-même n’aurait su dire pourquoi il faisait cela. Peut-être voulait-il rassembler un savoir d’une dimension plus grande que de simples livres ? Qu’importe, il était fou. Il ne pouvait pas réfléchir.

Manifestement le naufrage avait complètement ravagé l'esprit de cet homme, à moins que ces sévices ne dataient d'avant ? Tiquant largement, la jeune fille croisa les bras se donnant une contenance. Haussant un sourcil, elle l'écouta attentivement, le visage calme bien que manifestement pas enchanté. Elle détestait ce genre d'énergumènes dérangés. En son fort intérieur, elle se sentit soupirer... après tout ces pauvres bougres n'avait pas demandé un tel sort. Elle devrait se montrer patiente... surtout ne pas le provoquer et surtout s'en aller très vite.

La peur qu'elle lui cachait ne concernait aucunement une possible attaque de sa part, mais autre chose... Son esprit réfléchissant à toute vitesse, elle se dit que après tout peu importe ce que disait cet homme, le village ne lui apporterait que peu de crédit, sauf si l'inquisiteur s'en mêlait... Non mieux valait passer son chemin.

Répondant franchement, elle le fixa d'un regard simple, sans vraiment de jugement :
« Plutôt oui... » elle marqua une légère pause, le laissant continuer sa comédie :
« Oh he bien... » dit-elle tranquillement semblant réfléchir :
« Que dites-vous d'esprit brouillé ? » dit-elle sans vraiment lui demander bien qu'en son fort intérieur le nom résonna comme étant :'casse-pieds'.

Plus elle le regardait et plus elle se disait que son infortune n'aiderait pas son esprit dérangé à se remettre. Il n'allait sûrement pas s'intégrer au village... à moins qu'il n'ait une quelconque utilité? Esquissant une moue dubitative, elle finit par ajouter :
« Il y a un village non loin... vous trouverez certainement de quoi vous y restaurer, prenez seulement garde aux pièges. » Accompagnant son geste d'une indication de direction de son index, elle reprit sa marche, mettant ses pieds dans l'eau pour le contourner et se diriger vers le phare... Il faisait jour... mais ce fou voulait lui nuire, elle saurait qu'il l'aiderait.

Esprit brouillé. Le terme méritait que l'on s'y arrête. C'était un bon nom, même s'il n'avait fait qu'érafler la surface. Fort bien. L'homme masqué décida de l'utiliser pour plus tard.
Elle lui expliqua qu'un village n'était pas loin. Une présence de civilisation était donc certaine. Mais l'homme ne voulait pas se mêler à cette communauté probablement dérisoire. Cependant, s'il pouvait aller y chercher un peu de nourriture et explorer rapidement le village, il pourrait peut-être rencontrer en chemin des êtres intéressants à étudier.
Il regarda l'index indiquant la direction. Une belle peau. Il n'avait plus vu de belles peaux depuis si longtemps, vu l'état de la sienne.
Elle partit et il la suivit du regard pendant une bonne minute avant de se mettre en route en direction du village. Il fit ses premiers pas dans l'île et vit plusieurs pièges à loup. Il s'amusa à les refermer, sabotant déjà le système.
Sa tâche terminée, il reprit son chemin, se murmurant à lui-même de sombres choses.